Mustradem - Musiques Traditionnelles de Demain
Newsletter #19 novembre décembre 2012
Édito T'aimes ta région ?

"Les enfants n’ont pas d’histoire. Ils ont une mémoire."
                       (cité dans Prénom Carmen, de JL Godard – 1983)

François Truffaut a dit : « Chacun a deux métiers : le sien et critique de cinéma. » De même chaque musique propose à l’amateur une pratique, et une conscience – une mémoire de cette pratique. Rien que de très commun à tous les musiciens, d’où qu’ils arrivent : on vient avec son bagage. La musique nous y invite, voire nous y force – de ce point de vue la musique traditionnelle ne fait pas exception (1).

Cette petite braise mémorielle rougeoyant à l’ombre des plus modernes des combustibles, est un point commun à toute démarche artistique, culturelle ou scientifique. Notre artisanat, et la façon dont nous l’insérons dans le monde qui nous entoure, engage notre rapport à une mémoire personnelle et collective. Ce qu’il y a de bien avec l’Histoire des sociétés, c’est qu’elle nous encourage à la fois au progrès et à la modestie…bref, elle relativise. Une histoire mal connue ou mal vécue, et ce sont les charognes qui prospèrent sur les cendres d’un savoir vendu au diable.

Mon moi grognon pense chaque jour un peu plus, que la façon dont les édiles, politiques, journalistes et autres intellectuels s’emparent du thème des traditions et des musiques traditionnelles – dont ils n’ont que faire en temps calme – est un marqueur aigu d’une démagogie qui revient moisir dans l’espace public aussi régulièrement que les jupes d’une danseuse de mazurka-chamallow, balayant chaque barreau d’une échelle qui va de l’ignorance à la crapulerie. Il s’agit en gros d’associer en les caricaturant identité collective et marquage culturel. L’Etat a transféré une partie de ses missions auprès des Régions, assemblées de bric et de broc sur d’anciens tissus sociaux mouvants et mal connus. Ce faisant, il s’est aussi débarrassé du rôle de réservoir à fantasmes. Qu’importe : un processus à l’œuvre depuis la fin du XIXe bricole à la diable une « identité » sur chaque nouvelle structure géo-politique, exacerbant certains traits au détriment d’autres, au bénéfice de potentats locaux – de droite comme de gauche. C’est quand des situations complexes, provoquées entre autres par des décisions (ou des non-décisions) votées ailleurs par ces mêmes potentats, diminuent ou bloquent la redistribution des richesses, que l’on voit réapparaître les bons vieux symboles bien laids : drapeaux, biniouseries et choucroute royale. Des milliers de musiciens et danseurs oeuvrant dans l’ombre à « l’érosion progressive des frontières »(2) n’en peuvent mais : prononcez le mot « folklore » sur les ondes nationales, et c’est encore (j’exagère à peine) le même silence gêné que si vous susurrez « argent du nucléaire » aux abords d’une centrale ; devant un politicien, et la bave lui tombe des lèvres. Il restait des Pygmées chez nous !

La maire d’une commune accueillant un forum auquel j’ai récemment participé introduit les débats en disant en substance « J’aime beaucoup les musiques folkloriques, c’est joyeux, c’est gai ». Ensuite, elle s’en va.

Ailleurs, des Bretons protestent que leur drapeau est interdit de tribune aux JO, au prétexte que la Bretagne n’est pas une nation (3). Samaranch, dignitaire franquiste, ancien président du CIO, peut dormir tranquille : où il n’y a plus de cerveau, claque fièrement le drapeau.

Ailleurs, la Grèce est à genoux, sacrifiée à l’Europe « morale », livrée aux néo-nazis qui remettent au goût du jour tout un joyeux folklore à base de ratonnades et de préférence nationale. Je ne serais pas étonné que l’on y reparle bientôt du sirtaki.

On se canarde à nouveau en Corse. Je ne serais pas étonné que l’on prétende bientôt là-bas avoir réinventé le quadrille.

Sur le continent, on me pète les yeux, les oreilles et le reste : « T’aimes ta région ? Aime ton euro ! »…et j’entends déjà les celteries, provençaleries, occitaneries et autres padaneries écorcher mes nuits d’ordinaire paisibles, glorifiant leurs « différences », le cul bien assis sur les certitudes de la variété la plus cochonne, au bénéfice des marchands de fromage.

Mon moi serein, serine que tout cela n’est que la lie d’une bouteille qui contient aussi l’élixir de la Paix et du Progrès humain. Mais voilà que j’allume la radio, elle me crame dans les mains, schlaff – un seau d’eau, elle s’éteint, je l’ouvre cette fois, j’écoute dans son ventre.

On m’y parle de Gérard Longuet. Il fut dans sa jeunesse cofondateur du mouvement fasciste Occident, condamné pour violences et voies de fait ; puis il rédige le programme économique du Front National de 1972. Aujourd’hui, pour ajouter à ces titres, il fait un (vrai) bras d’honneur à l’Algérie, suite à la reconnaissance par François Hollande du massacre d’algériens par la police française en octobre 1961 (4). Ce mec fut ministre, sénateur, Président de la Région Lorraine, élu d’une République assez bonne à recycler les pires poubelles de son histoire.

S’il existe une différence fondamentale entre gauche et droite, elle s’observe avant tout sur la crispation de la droite sur les questions mémorielles pas digérées. Si l’affaire Dreyfus et l’antisémitisme « primaire » ne font plus recette aujourd’hui, les Communards de 1871, les fusillés pour l’exemple de 1917 et les Algériens jetés à la Seine en 1961 sont régulièrement prétextes, pour des parlementaires qui oeuvrent ailleurs à apparaître comme de bons gros pépères, à jeter le masque. Apparaît alors, gluante de tripaille bien fraîche, la grosse marionnette pourrie du folklore et le rictus des hideux qui la manient.

Christophe Sacchettini - tofsac@mustradem.com

PS : bon, ça, c’était la version cauchemar. Après Noël, promis, je vous fais la version bisounours. Tradzone et Tradmag en pâliront de jalousie.

(1) Si les questions mémorielles y apparaissent parfois plus brûlantes ou mal connues que chez les jazzmen (le jazz a bien plus heureusement réussi son évolution) c’est qu’il semble qu’à chaque génération, tout soit à réapprendre. Tout se passe comme si nous reproduisions ainsi les traumas d’une histoire faite de heurts et de ruptures, d’effacements et de négations.

(2) On reviendra sur ce concept creusé par Jean-Christophe Menu, La Bande Dessinée et son Double, L’Association, 2010

(3) Nouvelles de France, juillet 2012

(4) Emission Preuves par 3, Public Sénat, 30 octobre 2012

 
          
 
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