Mustradem - Musiques Traditionnelles de Demain
Newsletter #11 juillet août 2011
Édito L'échec, le temps, la création

«Donner de la sécurité au peuple, c’est lui donner de la liberté et du temps.»
                        Bernard M., économiste, acteur chez Jean-Luc G., cinéaste

L’échec. La création. L’échec comme création. Et réciproquement, tant qu’à faire. Il faudrait d’autres mots, tout cela est périmé. Tout le monde crée, tout le monde échoue. Le processus, c’est mieux. Processus et résultat. Pas très neuf non plus, mais plus intéressant.

Avec Obsession, pour créer un répertoire d’une heure trente (6 ou 7 morceaux), nous nous enfermions dans une cave pendant un an ou deux. Quand nous étions à peu près contents, nous sortions. Avec Dédale, pareil. Mais Dédale jouait beaucoup, le work in progress était accessible et le répertoire se renouvelait. Avec Fragments d’Ailleurs (Dédale / Montanaro / Ayad / Rizzo) nous nous sommes aventurés pour la première fois sur le terrain de la rencontre, du métissage, nous dans la musique desquels les modèles étaient déjà bien effacés. Deux ans de travail, 4 concerts.

Aujourd’hui il y a de fortes chances qu’on vous dise : vous voulez monter une création dans mon beau festival ? Pas de problème, je vais vous présenter un authentique chanteur inuit (né dans le New Jersey). Répéter ? Vous avez deux jours. Mais ils seront payés. Si je touche mes subventions.

On en revient donc, entre autres, à la question du temps, la liberté comme gestion économique du temps. Ce qui apparaît aussi, c’est : qu’est-ce qui m’arrive, ou pas, dans le temps dont je dispose ? Vers quoi me dirigé-je, à quel pas, à quelle allure ? Qu’ai-je le temps de voir depuis la fenêtre du train ? A quoi ai-je renoncé, quel prix ai-je payé les petits cailloux verts collés derrière mes yeux ?

A la fin des années 60, le cinéaste-poète-romancier Pier Paolo Pasolini se rend en Afrique. Il est en repérages pour une adaptation « nègre » de l’Orestie d’Eschyle, qu’il a lui-même traduit quelques années plus tôt. Il filme des villages, des enfants, des arbres, des villes. Il fait jouer une scène (le retour d’Oreste sur la tombe de son père assassiné) par des acteurs non professionnels, pour voir si ça marche. Il recycle des images de la guerre du Biafra.

De retour en Italie, il montre tout ça à des étudiants africains de l’Université de Rome. Les questionne sur son projet. Esquisse un parallèle entre la démarche d’Oreste et la décolonisation. Les étudiants semblent se demander ce qu’ils font là ; font valoir, sceptiques, que l’Afrique est un continent et l’unité africaine un mythe.

Pasolini change alors son fusil d’épaule, loue un studio d’enregistrement à Rome, convoque Gato Barbieri, icône montante du free jazz, deux autres musiciens, et deux chanteurs afro-américains à qui il fait chanter le monologue de Cassandre pendant que la musique s’improvise. Son projet initial (s’il existait vraiment) ne se fera pas. Le film devient une mise en confrontation de ces trois univers (l’Afrique, l’Université, le jazz). Carnet de notes pour une Orestie africaine, devenu moyen-métrage de 64 mn, s’en ira rejoindre d’autres essais du cinéaste réunis sous l’appellation appunti (notes filmées), et restera invisible sur les écrans pendant des années.

Il y a dans cette démarche une attitude qui rapproche Pasolini des compositeurs de son époque : écriture et improvisation, musique et littérature, Occident et Tiers-Monde, passé et présent : toutes les oppositions possibles sont travaillées, toutes les confrontations sont tentées. On voit bien le danger d’un tel foisonnement, les années 70 n’en sont pas avares : apologie du brouillon, échec romantique, gigantisme, dandysme, messianisme, repli dans l’inachevé. Mais l’art et la société sont interrogés sans cesse, la nature humaine est leur agora. On fait crépiter passé et présent, « traditions » et nouveaux outils, on frotte concepts et réalités jusqu’à l’étincelle.

Où sont les étincelles sur la scène trad aujourd’hui ? La question se pose. Mais surtout, au-delà de l’état des lieux, de quel choc naissent-elles ? Quelle est la nature de ce que nous avons à partager, comme artistes et humains ? Qu’est-ce qui fait du métissage une vérité vécue au lieu d’un concept sinistre et mensonger ?

J’ai fait deux concerts la semaine dernière avec des amis jazzmen. Du travail personnel, deux répétitions, c’était le deal (je remplaçais Eric Montbel), on s’y jette. Très bien passé, on l’a fait, on ne le refera pas. C’est un flash ; ici la beauté du partage est dans la vitesse. Répertoire, instruments nouveaux. J’ai vu où ça frottait, timbres, matières, modes, là où ça coince. Ce sont les années 80 : les dialectiques sont dépassées. Restent les aspérités, et du bonheur dans l’air. C’est bien, aussi.

Christophe Sacchettini - tofsac@mustradem.com

Merci à Anne-Violaine Houcke pour sa belle analyse de Carnet de notes pour une Orestie africaine

http://www.critikat.com/Carnet-de-notes-pour-une-Orestie,3063.html

A lire en écoutant Giovanna Marini chanter Pasolini : http://www.pasolini.net/marini_ascolto.html

 
          
 
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