Mustradem - Musiques Traditionnelles de Demain
Newsletter #04 mai juin 2010
Édito 

« Quand je tape un devis, je fais déjà du cinéma » (Jean-Luc G., artisan suisse)

Quelques réactions après mon dernier édito. Tant mieux. C’est peut-être le moment d’y revenir un petit peu.

Nous avons fait le choix, à MusTraDem, de la professionnalisation. Avec en fond d'écran un bête préjugé : on ne peut se consacrer pleinement à une discipline, quelle qu’elle soit, si on travaille à plein temps à côté. Et son corollaire : la musique, c’est plus que la musique. C’est prendre en considération tous les aspects du phénomène socio-économique « fabriquer de la musique » : créer sa musique, bien sûr, mais aussi l’enregistrer, la vendre, la promouvoir, la partager, l’enseigner.

Bien. Mais au fil des années apparaît un paradoxe. Nous avons tous à montrer, à faire entendre. Tout un chacun aujourd’hui est musicien, danseur, organisateur. Tous ces savoir-faire mettent en jeu un certain nombre de techniques. Ce sont ces techniques, et elles seules, qui s’exposent aujourd’hui dans les quelques espaces de parole dévolus aux musiques traditionnelles.

Ainsi Trad Magazine, unique et indispensable, porte malgré tout depuis 20 ans un petit goût «ni chair ni poisson», rançon de sa mission fédératrice qui force à faire plaisir à tout le monde sous peine de menace de désabonnement massif de tel ou tel contingent indigné dès qu’un rédacteur pète de travers. Moi je lis tout, dans Trad Mag. Même les fiches de bricolage pour les accordéons diatoniques, c’est dire si j’ai acquis une idée du saupoudrage nécessaire. Ca doit être parce que je joue de la flûte à bec, l’ergonomie du pipeau en plastique, forcément ça laisse des loisirs. Alors quand on a le temps de prendre le temps – si j’avais passé autant de temps à bosser des superlocriennes qu’à me demander ce que je fous là, quelle carrière mes amis !...- on jette un œil aux espaces de partage et on se dit que le milieu des musiques traditionnelles est devenu bougrement techniciste.

Il me semble, quant à moi – c’est là qu’est le paradoxe, attention – que la fameuse opposition « espace public » (partage, débat) / « espace privé » (inviolable emblème de la démocratie) chère à Kundera et à Philippe Val, s’est, à l’usage, inversée : l’espace public est aujourd’hui saturé de techniciens qui se montrent, partout, leurs gros outils, patiemment élaborés en cet espace intime et néanmoins familial qu’est le stage, l’atelier ou la chambre. On fait en public ce qu’on fait dans sa chambre. Et on ne parle que de ça. Comme si le « comment » tenait définitivement lieu de « pourquoi ». C’est évidemment très bien. Mais si le « comment » englobe tout naturellement et avec douceur le « pourquoi faire » et surtout le « avec qui » dans cette bulle, le stage, choisie pour un temps donné par des gens libres et consentants, dans la vraie vie le « vivre ensemble » doit se définir par la confrontation d’outils communs qui dépassent la simple fonctionnalité.

C’est pour cela que le « milieu » des musiques traditionnelles, s’il existe, n’est en rien différent des autres : on y fait benoîtement comme si le partage des techniques équivalait à l’élaboration d’un espace de vie, avec en filigrane ce joli fantasme égalitaire qui parfume les bals folk. Et plus de regard, peu de réflexion sur les processus qui ont abouti à ces choix artistiques, ni sur la société qu’ils déterminent en retour. Mais des ouvriers sur une île déserte auraient-ils inventé le cinéma sans usine, sans commanditaires, sans société propre à se faire l’écho d’un besoin de ruptures, d’avancées nouvelles ? Sans une planète bien crade pour y salir un peu nos idéaux ?

Prendre position sur notre place dans telle société est moins simple qu’il n’y paraît. Cette place n’est pas donnée ; elle ondoie, se promène, comme une ombre facétieuse. Rien n’est écrit, pas même la musique. Alors on tâtonne, on cherche en soi une portée, une trace de quelque chose. Enfin on marche, inlassablement. Se chercher soi-même sur la portée de l’univers, c’est parler à la fois comme être humain, comme citoyen, comme musicien. C’est ni plus ni moins faire de la politique.

La musique est ici à la fois moyen et but. Ca ne me paraît pas primordial d’exposer dans ces éditos les différentes manières de faire tourner une polska, ou de monter un dossier de demande de subvention, ou de se demander si dans 10 ans la gavotte de l’Aven en Rhône-Alpes aura tellement ralenti qu’elle aura atteint le point à partir duquel elle va se remettre à accélérer.

Mais si demain il n’y a plus de bals folk ni de festivals parce que les artistes, les techniciens, les organisateurs battent de l’aile, ou parce que mettre en place un événement, même bénévolement, devient trop cher, là ça concernera tout le monde. Si dans un monde du travail où le salarié est à jeter après usage, l’idée d’une allocation universelle fait son chemin, c’est en grande partie au modèle de l’intermittence qu’on le devra. Et anticiper tout ça, c’est d’abord élaborer un espace où il est possible d’en parler librement. Où prendre le temps devient aussi nécessaire et naturel que de boire de l’eau*. C’est là que ça devient intéressant, que l’aventure commence.

Christophe Sacchettini - tofsac@mustradem.com

* J’ai une théorie là-dessus : plus on n’a le temps de rien, moins on boit d’eau. Ou pas.

 
          
 
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